Gros-câlin – Romain Gary

 
Qq extraits d’un livre où l’on rit jaune… le narrateur est un homme "simple" souffrant de solitude, ayant adopté un python comme animal de compagnie, et qui porte sur la vie un regard faussement naïf, qui nous manque. Qui est le plus lucide, finalement?
 
"La rue. Ainsi qu’on l’a remarqué sans cesse dans ce texte, il y a dix millions d’usagés dans la région parisienne et on les sent bien, qui ne sont pas là, mais moi, j’ai parfois l’impression qu’ils sont cent millions qui ne sont pas là, et c’est l’angoisse, une telle quantité d’absence. J’en attrappe des sueurs d’inexistence mais mon médecin me dit que ce n’est rien, la peur du vide, ça fait partie des grands nombres, et c’est pour ça qu’on cherche à y habituer les petits, c’est les maths modernes. "
 
"Je suis obligé de le laisser seul tous les jours, car il n’est pas question de le prendre au bureau avec moi. Ca ferait jaser. C’est dommage, car je suis dans les statistiques et il n’y a rien de plus mauvais pour la solitude. Lorsque vous passez vos journées à compter par milliards, vous rentrez à la maison dévalorisé, dans un état voisin du zéro. Le nombre 1 devient pathétique, absolument paumé et angoissé, comme le comique bien triste Charlie Chaplin. Chaque fois que je vois le nombre 1,  j’ai envie de l’aider à s’échapper. Ca n’a ni père ni mère, c’est sorti de l’assistance publique, il s’est fait tout seul et il a constamment à ses trousses, derrière, le zéro qui veut le rattraper, et devant, toute la maffia des grands nombres qui le guettent. 1, c’est une sorte de certificat de prénaissance avec absence de fécondation et d’ovule. Ca rêve d’être 2, et ça ne cesse de courir sur place, à cause du comique. C’est les micro-organismes. Je vais toujours au cinéma pour voir les vieux films de Charlot et rire comme si c’était lui et pas moi. Si j’étais quelau’un, je ferais toujours jouer 1 par Charlot, avec son petit chapeau et sa petite badine, poursuivi par le gros zéro qui le menace avec cet oeil rond qui vous regarde et qui fait tout ce qu’il peut pour empêcher 1 de devenir 2. Il veut que 1 ce soit cent millions, il veut pas moins, parce que, pour que ce soit rentable, il faut que ce soit démographique. Sans ça, ce serait une mauvaise affaire et personne n’irait investir dans les banques de sperme. C’est comme ça que Charlot est toujours obligé de fuir, et il se retrouve toujours seul, sans fin et sans commencement. Je me demande ce qu’il mange.
La vie est une affaire sérieuse, à cause de la futilité. "
 
"Je venais d’ailleurs de faire à ce moment-là une rencontre importante, celle de professeur Tsourès. Il habite au dessus de moi avec terrasse. C’est une sommité humanitaire. Selon les journaux, il a signé l’an dernier soixante-douze protestations, appels au secours et manifestes d’intellectuels. J’ai d’ailleurs remarqué que ce sont toujours les intellectuels qui signent, comme si les autres, ça n’avait pas de nom. Il y avait un peu de tout, des génocides, des famines, des oppressions. C’est une sorte de guide Michelin moral, avec trois étoiles qui sont décernées par le professeur Tsourès, qand il y a sa signature. C’est au point que lorsqu’on massacre ou qu’on persécute quelque part mais que le professeur Tsourès ne signe pas, je m’en fous, je sais que ce n’est pas garanti. Il me faut sa signature au as pour me rassurer, comme pour un expert en tableaux. Il faut qu’il authentifie. Il paraît que c’est plein de faux dans l’art, même au Louvre.
On comprend que dans ces conditions et en raison de tout ce qu’il a fait pour les victines, je me sois présenté. Discrètement, bien sûr, pour ne pas avoir l’air de m’imposer à son attention, me faire remarquer. Je me suis mis à attendre le professeur Tsourès devant sa porte, en lui souriant d’un air encourageant, mais sans insister. Au début, il me souriait au passage, en soulevant légèrement son chapeau, à cause du bon voisinage. Mais comme il continuait à me trouver sur son palier, le salut devint de plus en plus sec, et puis, il ne me salua plus du tout, il passait à coté, d’un air irrité, regardant droit devant lui. Evidemment, je n’étais pas un massacre. Et même si je l’étais, ça ne se voyait pas de l’extérieur. Je n’étais pas à l’échelle mondiale, j’étais un emmerdeur démographique, du genre qui se prend pour. C’était un homme à cheveux gris qui était habitué à la torture en Algérie, au napalm au Vietnam, à la famine en Afrique, je n’étais pas à l’échelle. Je ne dis pas que je ne l’intéressais pas, qu’avec mes membres extérieurs intacts, je n’étais pas quantité négligeable à ses yeux mais il avait ses priorités. Je ne faisais pas le poids de malheur, j’étais strictement zéro, alors qu’il était riche d’amour et avait l’habitude de compter par millions, en somme il était lui aussi dans les statistiques. Il y a des gens qui saignent seulement à partir d’un million. C’est l’embarras des richesses. J’ai pleinement conscience d’être une chiure de mouche et une retombée démographique sans intérêt général, et que je ne figure pas au générique, à cause du cinéma. C’est pourquoi je commençais à venir sur le palier avec un petit bouquet de fleurs à la main, pour sortir de l’ordinaire. Ce fut avec résultat, mais alors e m’aperçus que je lui faisait un peu peur, à cause de ma persistance individuelle, malgré tout l’effacement dont j’avais été objet. Mais je persistais avec ce qu’on appelle chez les auteurs le courage du désespoir et un sourire engageant. "
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